DJ Athome a quitté les platines depuis un an. S’il produit encore avec son comparse italien au sein de Front de Cadeaux, c’est surtout avec sa casquette de psy que Maurizio Ferrara bosse depuis l’arrivée du virus. Chez ce spécialiste des addictions en milieu festif, « les consultations ont augmenté de 25 % ». En gros, confinement ne rime pas du tout avec abstinence. Et « c’est dramatique ».

« La danse a une fonction. C’est un sport mental qui implique une synchronisation entre les gens, une socialisation, et qui préserve l’activité cérébrale. C’est pour ça qu’on enseigne le tango pour retarder l’Alzheimer : ça muscle le cerveau. Mais là, on nous a enlevé cette fonction. Le manque crée donc des carences comportementales, affectives et sociales ».

Maurizio Ferrara est psychologue chez Infor-Drogues, pour qui il reçoit dans les locaux de Modus Vivendi à Saint-Gilles. Outre ce taf au sein de l’ASBL de réduction des risques en milieu festif, il est aussi DJ sous le nom d’Athome et membre du duo belgo-italien Front de Cadeaux (lire cadrée). Cette double casquette attire à ses consultations un condensé de la nuit bruxelloise. Dont la détresse « explose » depuis mars 2020 et la mise sous cloche des dancefloors. « J’ai dû faire 600 consultations entre mars et décembre alors qu’avant je tournais à 350 par an. La demande a augmenté de 25 % : je suis obligé de relayer les patients ailleurs mais partout, c’est 3 ou 4 semaines de délai ».

« J’ai dû faire 600 consultations entre mars et décembre alors qu’avant je tournais à 350 par an. La demande a augmenté de 25 % »

Dans cette « humeur dépressive devenue normale », il y a parfois urgence. La détresse mène aux idées noires, aux pensées suicidaires. « Dans ma patientèle, personne n’a profité du confinement pour diminuer ou arrêter une consommation problématique ». Spécialiste de la thérapie cognitivo-comportementale, Maurizio ne peut même plus diversifier les intérêts de ses malades. « Impossible de les éloigner d’une consommation problématique en les envoyant au cinéma, au sauna. L’isolement grimpe. » La consommation aussi.

Quand les artistes de musique électronique se réfèrent au thérapeute, ils se débarrassent surtout « de questions existentielles ». Ce sont parfois des DJ « qui bossent depuis des années au noir ou en RPI (ou « Régime des Petites Indemnités », soit un défraiement réservé aux artistes exempté d’impôt et de cotisations sociales, NDLR), qui mixent dans des bars pour arrondir leurs fins de mois. Ils allaient chercher quoi ? 200€ la soirée ? 600€ par mois ? Pour s’acheter des pâtes et payer le loyer. Ceux-là sont oubliés par les aides ». D’autres sont en panne de créativité. « Le streaming, les objectifs à court terme pour produire quelques morceaux, c’est bien pendant 6 mois ». Alors forcément, « en 2021, y a pas beaucoup de jeunes qui veulent faire DJ ».

Les addicts en danger sont davantage à trouver dans le public des discothèques. « Chez ces jeunes clubbers, la situation est gravissime. Ils oublient un peu la détresse dans des petites fêtes illégales, mais le lendemain la réalité revient ». Maurizio Ferrara entrevoit « des conséquences dramatiques ».

Sur le divan arrivent aussi des indépendants en proie à ce que le psy appelle « des troubles de l’adaptation ». lls sont dus au caractère irréversible de la pandémie et à l’impossibilité de se projeter dans l’avenir. « Ce sont des commerçants qui d’un coup, se retrouvent dans les banques alimentaires, dans des collocations non-désirées ». Les faillites guettent, bien planquée derrière le moratoire actuel. Et la nuit n’est pas à l’abri ; « Les frais d’un club fermé peuvent grimper à plusieurs milliers d’euros. Je ne vois pas comment tous ces endroits survivront à un an de fermeture ». Qui survivra ? Qui sera sacrifié ? Les angoisses naissent de cette incertitude.

Pour sortir la nuit de cette mouise généralisée, Maurizio Ferrara a un plan. Il imagine « faire de la santé mentale autrement, en utilisant l’outil de la danse, de la création ». Ces ateliers se tiendraient dans les lieux festifs fermés, aménagés pour résister aux protocoles covid. « Ça réimpliquerait le circuit des promoteurs, agents, artistes, patrons de clubs… tout en offrant au public l’outil imparable pour lutter contre la morosité du corona ». Le concept serait de bosser sur « un objectif commun » pour « relancer la dynamique de groupe ». Ferrara : « Je sors d’une résidence de 15 jours au VK avec d’autres musiciens. Être à 4 dans la même pièce, c’est autre chose que de s’échanger des fichiers musicaux par e-mail. Quand j’en revenais, mon partenaire m’assurait ne plus m’avoir vu sourire comme ça depuis des mois ».

« Chez les jeunes clubbers, la situation est gravissime. Ils oublient un peu la détresse dans des petites fêtes illégales, mais le lendemain la réalité revient »

L’idée, revigorante, lui vient de son comparse romain de Front de Cadeaux, Ugo, qui ouvre gratuitement son studio confiné pour des jam-sessions libératrices. « Mais maintenant, les autorités doivent raquer », sourit le musicien. « Un chorégraphe, un prof de taï-chi, des musiciens : il faut un budget pour ça. Les producteurs électroniques sont aussi des consommateurs : ils vont aussi au supermarché pour acheter des œufs, du lait, de la farine ». Car définitivement non, les DJ ne vivent pas que de sueur et d’alcool distillé.

Le duo Front de Cadeaux au ralenti

En 2020, Maurizio Ferrara aurait entre autres dû se produire à Dour et au fameux Berghain de Berlin. La seule prestation enregistrée l’a été à Rome, fief de l’autre moitié du duo, Ugo. « Devant un public assis et masqué ». Auraient-ils remis le couvert dans ces conditions ? « De toute façon, la question ne se pose même pas » : le tempo des bookings est encore plus lent que la dub techno léchée des disques du duo.

Alors depuis, DJ Athome et Front de Cadeaux sont « en mode survie ». Comme tout le monde : « quelques podcasts, des remix, une émission mensuelle sur Kiosk ». Bref : « la cassure est énorme » pour un hyperactif qui pouvait se produire « jusqu’à 3 fois par week-end sur 3 scènes différentes et dans 3 villes différentes », vols compris. « C’était hystérique ».

N’empêche : ce sont « plusieurs dizaines de milliers d’euros » qui sont passées sous les moustaches du duo en 2020. « Ugo a lancé quelques opérations Bandcamp : les gens achètent pas mal ces disques numériques donc ça paye le loyer de son studio ». Plus moyen en effet de compenser les 600€ de frais par les apéros mixés, a fortiori dans une Italie traumatisée. Côté belge, c’est l’agence de management Culte qui « assure en allant chercher l’argent où il est : Sabam et Fédé Wallonie-Bruxelles ».

Pas plus que ses patients Maurizio Ferrara ne va bien. « J’ai bientôt 50 ans. On m’a enlevé une partie de ma vie. Mon activité de DJ me boostait pour la semaine. Là, les week-ends sont longs. Interminables ». Le covid aussi.